Oh l’amoooour…
Aurélie Gaillot : Que faisiez-vous de votre vie, avant l’écriture, Philippe Jaenada ?
Philippe Jaenada : Pas grand-chose, en fait. Pourtant, on ne peut pas dire qu’écrire ait été un genre de rêve d’enfant, loin de là. C’est venu vraiment sur le tard, petit à petit, l’air de rien. J’ai fait des études plutôt scientifiques, j’en ai eu marre, je me suis tourné à 20 ans vers une école de cinéma, j’en ai eu marre aussi, je n’avais plus envie de rien en particulier, donc pour gagner un peu d’argent, j’ai fait animatrice de minitel rose (je suis le premier en France, donc le premier, la première au monde, et je n’en suis pas peu fier). Ensuite, dans la même boîte, pour me changer les idées, j’ai écrit de fausses lettres de cul dans de petites revues du même nom (de cul, je veux dire) genre courrier des lectrices chaudasses. Puis, mais toujours sans me dire que j’écrirai autre chose un jour, j’ai rédigé quelques historiettes à l’eau de rose (au miel de rose, je devrais dire) dans Nous deux, des tests pour Marie-Claire (du style « Quel genre de gourmande êtes-vous ? »), et traduit des romans de gare pour J’ai Lu, plein. Un jour j’ai eu envie d’écrire un petit truc pour moi, quand même, une nouvelle, deux, trois. La quatrième, plus longue que les autres, est finalement devenue le début d’un roman, Le chameau sauvage.
“Je ne sais pas comment il faut agir quand on est amoureux. Attendez. (Je n’ose même pas songer à ce qu’il faudra faire ensuite, quand nous formerons CE COUPLE dont je rêve depuis tant d’années (que dire pendant qu’on dîne à deux dans la cuisine ? (« Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? A peu près pareil qu’hier ? », « Figure-toi qu’on a reçu la facture EDF, c’est la même que d’habitude grosso modo », « Il est bon, ce melon, tu sais vraiment bien les choisir », « Tu ne dis pas grand-chose, ça va ? ») Comment réagir si un soir elle a envie de se coucher plus tôt que moi ? (Regarder la télé ?) Comment trouver des trucs originaux pour continuer à baiser de manière enivrante et spectaculaire au-delà d’un mois? (Trente jours, à raison de deux fois par jour, ça fait soixante fois, il y a tout de de même de quoi se lasser (déjà, après cinq ou six, j’ai du mal à garder mon enthousiasme initial…) – alors cent fois, huit cents fois, trois mille fois ? Non, je n’arriverai jamais à l’intéresser trois mille fois.
Comment ne pas se cogner quand on veut passer en sens inverse par une même porte d’appartement ? Où se mettre quand elle passe l’aspirateur ? A quel moment passer l’aspirateur pour ne pas trop la déranger ?” (Philippe Jaenada, Néfertiti dans un champ de canne à sucre)
Dans vos livres l’homme, est souvent très hésitant devant la femme, presque déférent, cherchant avant tout à ne pas lui déplaire. Pourquoi cette attitude ?
D’une part parce que je suis un peu comme ça dans la vie (pas spécialement face aux filles, face à tout et tout le monde – en vrai, je suis un cador avec les filles, sous mes airs de plouc pataud), ce n’est quand même pas facile : rencontrer quelqu’un, se trouver soudain en face de quelqu’un qu’évidemment on ne connaît pas (je ne parle pas seulement des premières fois, des premiers instants : il faut plusieurs années pour connaître le quart de qui que ce soit), c’est un peu comme débarquer dans un pays étranger lointain. Si vous tombez du ciel en plein milieu de la Corée du Sud ou de Zanzibar, vous n’allez pas vous mettre à siffloter dans les rues, naturelle et légère, et à tapoter l’épaule des passants comme de vieux potes, si ? D’autre part, j’appuie un peu ces incertitudes et ces maladresses dans mes livres, parce que c’est un bon ressort comique. Et puis accentuer, souligner les choses, ça permet toujours de mieux les voir, d’aller chercher plus de détails en profondeur.
Vous intéressez-vous à l’actualité — en général ou en particulier — ou vivez-vous sur une autre planète, près de votre femme, votre fils et vos livres ?
Les deux, je dirais. Avec les techniques modernes (transistors, postes de télévision), on peut s’intéresser à l’actualité depuis chez soi. Mais bon, sérieusement, c’est vrai que je m’intéresse à l’actualité plutôt en dilettante, en amateur (comme on regarde le bulletin météo, disons), juste pour avoir une sorte d’écho du monde dans notre grotte. Car oui, nous vivons un peu en vase clos, ma femme, notre fils et moi. Et ça nous va très bien comme ça.
Racontez-nous votre petit monde à vous, quand vous écrivez. Le cadre, l’ambiance, votre état d’esprit…
Pendant près de vingt ans, j’ai écrit la nuit. Je me mettais à mon bureau vers minuit, minuit et demie, je commençais à écrire vers 1h, et je m’arrêtais à 6h30. J’étais persuadé, pour avoir essayé quelques fois en vain, qu’il m’était impossible d’écrire le jour, avec la lumière et le bruit dehors, la sensation du temps qui passe (alors que la nuit, non), les éventuels coups de téléphone ou irruptions de mon fils dans mon bureau. Et puis au début de l’année, j’ai changé, d’un seul coup. La nuit, ça n’allait plus. Je commençais à avoir la flemme, je me mettais à travailler de plus en plus tard, à 2h30 ou 3h, donc j’écrivais de moins en moins, et puis je n’ai plus tout à fait 26 ans, je dormais mal la journée, j’étais fatigué. Et enfin, sortir de chez soi à 17h, en hiver, c’est ne pas voir du tout la lumière du jour. Il faut un moral d’acier, de bambin désinvolte, pour rester pimpant quand on ne vit que dans la pénombre pendant quatre mois. Donc hop, j’ai inversé mon rythme. Et de manière surprenante, ça a marché. Au début, il a fallu quelques artifices, je fermais mes volets, j’allumais une bougie, je coupais le téléphone. Pendant un peu plus d’un mois. Maintenant, je me suis habitué, ça va, j’écris même mieux que la nuit. Donc voilà, je me réveille vers 9h30, je me mets à écrire à 10h30, jusqu’à 13h30, puis je sors déjeuner, je me remets devant l’ordinateur à 15h30, jusqu’à 18h30. Je travaille dans un bureau (où j’ai un lit, dans lequel je dors parfois pour ne pas gêner ma femme si elle a des trucs à faire dans notre chambre le matin (elle se lève tôt)), mon ordinateur est sur une table en bois, en face d’une grande bibliothèque pleine, une fenêtre est à ma gauche, par laquelle je vois le Sacré Cœur.
“Ne pas m’approcher à moins de deux mètres de mon vélo d’appartement, dont le guidon est tourné vers mon bureau depuis 1996 comme les cornes d’un taureau paralysé, ça m’évitera de penser en boucle à des trucs idiots en tournant les jambes comme un forcené, suant et grimaçant.” (À propos de Jaenada — Magazine Elle)
Prenez-vous parfois de bonnes résolutions ?
Très rarement (par exemple arrêter la bière, je me suis juré ça le mois dernier (parce que j’ai un gros ventre, maintenant), ou ne plus m’énerver quand ma femme passe l’aspirateur sur la même latte de plancher pendant deux heures et quart), et je ne les tiens jamais (j’ai repris la bière il y a trois semaines, rien de meilleur), je ne les tiens d’ailleurs pas plus (ça équilibre) que les mauvaises, comme celle que j’avais prise dans Elle : je viens à l’instant de descendre de mon vélo d’appartement (je suis en sueur, c’est horrible).
(Rire !)
Pourquoi écrivez-vous, Philippe Jaenada ?
Alors là, mystère et boule de gomme. Je me suis posé huit cents fois la question, sans rien me répondre d’intelligent (ça me vexe), donc j’arrête. Disons, assez simplement, que je crois que j’écris pour la même raison qu’on paie un coup à boire. Ça me touche toujours quand on me paie un verre, donc j’en offre aussi parfois. J’ai passé tant d’heures formidables, émues, amusées, importantes, dans mon lit avec des livres d’auteurs que je ne pouvais pas et ne pourrais pour la plupart jamais remercier, que je me dis que la moindre des choses est d’essayer de participer, de rendre un peu ça, comme je peux, à d’autres personnes à défaut d’eux, pour continuer.
Vous êtes écrivain. Partant de l’idée que vous pourriez écrire n’importe où, pourquoi vivez-vous à Paris ? Etes-vous ce qu’on pourrait appeler un parisien dans l’âme ?
On peut m’appeler comme ça, oui. Mais pour la vie en général, pas pour l’écriture. Je ne sais pas si c’est parce que je suis timide, ou mal à l’aise en société, ou un truc de ce genre, mais je sais (ce n’est pas un mot en l’air) que je ne pourrais vivre nulle part ailleurs qu’à Paris. Parce que j’aime cette ville, mais aussi parce que j’y suis habitué, adapté, c’est mon milieu naturel. Ailleurs, je me sens très exactement comme une truite dans la forêt. On pourrait me dire : « Mais une autre grande ville, genre Marseille ou New York, ça devrait aller… » Mais non. Pas plus qu’une truite ne pourrait vivre dans l’Atlantique ou en Méditerranée – c’est de l’eau, pourtant (mais pas la même). En revanche, pour ce qui est de l’écriture, c’est différent. Je crois que je pourrais effectivement écrire n’importe où. J’ai même longtemps pensé que je ne pouvais écrire qu’en dehors de Paris. Parce qu’il y a trop de choses que j’aime à Paris, trop de distractions de toute sorte (des bars de tous les côtés), ça détourne de l’écriture. Pour mes trois premiers livres, je suis allé m’enfermer trois mois chaque fois dans un village désert de Haute-Normandie (Veules-les-Roses), en plein hiver, afin d’être certain que rien ne me dérangerait de mon travail. Mais quand notre fils est né, je n’ai plus eu envie de m’éloigner et de m’isoler trois mois, ni même trois semaines. J’ai eu un peu peur, j’ai cru que je n’arriverai pas à écrire à Paris. En fait, si. Il suffit de s’enfermer soigneusement chez soi comme si on était dans un petit village normand en plein hiver. C’est une affaire de volonté, de concentration.
Dans La femme et l’ours, l’homme raconte que — lorsqu’il avait vingt-cinq ans, il était volontairement resté enfermé plusieurs mois dans son appartement, en quête d’un traitement de choc pour revenir ou pour venir à la vie. Vous dites que cet homme, c’est vous… Qu’avez-vous appris, à ce moment-là de votre vie ?
Oui, c’est très exactement moi, ce passage de La femme et l’ours est quasiment du documentaire autobiographique. Je n’ai rien appris de spécial durant cette année d’enfermement, il me semble, mais j’ai beaucoup évolué – changé de nature, je veux dire. J’étais instable, fragile, poreux, un rien me faisait vaciller. En un an, une sorte de carapace s’est formée sur moi (je dirais bien « de croûte », mais c’est crade), comme de la mousse sur un arbre, ou plutôt (car ce n’est pas bien solide, la mousse), comme une coquille qui serait apparue sur une limace (très chic). J’en suis ressorti extrêmement coriace, indestructible (je le jure), imperméable à toutes les mauvais choses – mais mystérieusement, toujours perméable aux bonnes. L’inconvénient, car il en faut un, c’est le jeu, c’est que ça m’a définitivement handicapé pour la vie en société, je suis devenu comme inapte, ours, sans possibilité de retour en arrière. Tant pis, allez.
Ce clin d’œil à Néfertiti dans un champ de canne à sucre, c’est parce que vous êtes agacé que l’on vous parle de ce livre ? (J’ai lu un peu partout que beaucoup de vos lecteurs ont ce livre pour préférence… (Même s’ils ne loupent aucune de vos sorties, parce qu’il semblerait que quand on a fourré le nez dans vos écrits, on devienne un peu accroc quand même).
Et vous, parmi vos livres, avez-vous une préférence ?
Ça ne m’agace pas du tout, au contraire. Ça me fait plaisir que vous disiez ça, car c’est un livre très particulier pour moi, mais contrairement à ce que vous avez « lu un peu partout », c’est un de mes livres qui s’est le moins vendu. (Mais c’est vrai, en général, les gens que j’aime, avec qui je m’entends vraiment bien, le préfèrent souvent aux autres.) On me parle en revanche beaucoup, beaucoup, du Chameau sauvage, qui a eu quatre ou cinq fois plus de lecteurs que les autres. Dire que ça m’agace, ce serait trop, mais, comme d’ailleurs tous les romans qui ont un certain succès, il me semble que ce n’est pas toujours pour de bonnes raisons. Il m’arrive de rencontrer des gens qui ont « a‑do-ré » Le Chameau sauvage, et de me dire qu’on n’a presque rien en commun, que si on allait boire un verre ensemble, on n’aurait pas grand-chose à se dire. Avec mes romans qui ont moins bien marché, c’est beaucoup plus rare. Quant à savoir si j’ai une préférence entre ceux que j’ai écrit, je vais vous faire la réponse la plus cliché, la plus kitsch et plouc possible, mais il y a toujours de la vérité dans les clichés ploucs : c’est comme si j’avais trois enfants et que vous me demandiez celui que je préfère. J’ai un peu honte de faire cette comparaison bateau, mais c’est vrai. Je les assume tous, ils sont tous aussi importants pour moi, pour des raisons différentes.
(Suis pas peu fière sur ce coup-là que Néfertiti soit mon préféré)
Dans mes bras.
🙂
Il y a des passages dans vos textes, tellement loufoques, géniaux, sidérants, que le lecteur ne peut que partir dans de grands éclats de rire. Vous arrive-t-il de vous faire rire vous-même lorsque vous écrivez ?
C’est très rare – il a dû m’arriver deux ou trois fois en quinze ans d’avoir un fou rire en écrivant. Parfois, je souris, mais pas beaucoup. En fait, j’essaie (péniblement) de donner l’impression que tout est écrit de manière fluide et rapide, comme on parle, mais ce n’est pas du tout le cas, je suis assez laborieux, je passe des siècles sur une phrase censée faire rire, sur un passage que j’espère drôle. Du coup, bien sûr, je ne rigole pas trop, de mon côté. (Le front plissé, les sourcils froncés, les mains moites, la langue sortie sur le côté, ça fait un peu oublier d’éclater de rire.)
Vous semblez n’avoir pas de limites, dans votre écriture. Vous arrive-t-il pourtant de vous relire et de vous dire que « Non, là, c’est trop… » et d’effacer ?
Oh oui, souvent. L’humour ou ce qui s’en approche, c’est très délicat, c’est une question de précision, d’équilibre : un gramme de trop, un centimètre de pas assez, et ça ne fait pas rire. (C’est pour ça que j’ai cette tête de lourdaud concentré quand j’écris.) Donc forcément, parfois, ça tombe un peu à côté, sans qu’on ait toujours la possibilité de s’en rendre compte en écrivant. Je relis toujours beaucoup, et il m’arrive fréquemment d’enlever une pseudo — « blague » qui tombe à plat. Il m’arrive aussi d’en laisser, malheureusement.
Votre premier livre, Le chameau sauvage est devenu à l’écran A+Pollux. D’après vos dires, une expérience à la fois déroutante et positive… Y a t‑il d’autres projets de ce type ?
J’aime beaucoup le cinéma, mais je suis farouchement contre les adaptations de livres au cinéma. (Est-ce que je prends des pièces de théâtre ou des films pour les adapter en livres, moi ? Qu’ils se cherchent leurs histoires tout seuls.)
(C’est pas faux)
Le Chameau sauvage, j’avais accepté pas mal par vanité (mon nom au générique !), un peu aussi parce que j’avais besoin d’argent. Ensuite, j’ai toujours refusé, je me suis même appliqué à écrire des livres dont j’espérais qu’ils ne seraient pas adaptables. Mais avec le prochain, ce n’est pas pareil. Je ne parle pas de moi, je parle d’un jeune homme qui a existé, Bruno Sulak. Et si je parle de lui, c’est que j’ai envie qu’on le connaisse, qu’on se souvienne de lui. Donc là, je ne pourrai pas refuser une éventuelle adaptation, puisque ça va dans le même sens. Si ça se fait, je serai même content pour lui.
Qui est Bruno Sulak ? Comment vous est venue l’envie d’écrire à son propos ?
Bruno Sulak est un gangster des années 80, qui a été pendant quelques années l’ennemi public n°1, qui faisait la une de tous les grands journaux, et qui est aujourd’hui complètement oublié, ou presque. Il était intelligent, beau, drôle, audacieux, doué pour tout, gentil, sans une once de violence, et il est devenu, par hasard, le plus grand braqueur de bijouteries du XXe siècle. Il est mort jeune, à 29 ans, dans des circonstances qui sont encore troubles aujourd’hui. J’avais 20 ans quand il est mort, mais je ne me souvenais plus de lui. Il y a deux ans, je suis tombé sur un documentaire sur son histoire, une nuit, sur une chaîne du câble. Ça m’a touché et intéressé, je suis allé chercher un peu sur le net, puis, petit à petit, j’ai rencontré des membres de sa famille, sa fille, sa sœur, la jeune femme qu’il aimait (qui était aussi sa complice), ses anciens amis, du moins ceux qui sont encore vivants (il n’en reste pas des ribambelles), le commissaire qui lui courait après… J’ai fait une sorte d’« enquête » pendant huit mois (j’ai adoré ça), puis je me suis mis à écrire, un genre de biographie littéraire – biographie parce que je me suis attaché à respecter scrupuleusement les faits, la vérité, et littéraire parce que, bon, j’espère que dans le style, la construction, la narration, il y a un peu de littérature…
En dehors du travail de recherche (qui a dû être effectivement passionnant), ce texte a‑t-il été une sorte d’exercice de style?J’imagine qu’il est moins évident de glisser de l’humour dans une histoire somme toute sérieuse et que c’est un Jaenada un peu différent que nous lirons ?
Exercice de style, je ne dirais pas ça (ça fait un peu « fantaisie pour se détendre »), c’était un travail, long et difficile mais intéressant. Car effectivement, ça ne ressemble pas, ça ne peut pas ressembler, à mes autres romans. Non seulement parce que lorsque je parle de moi (de « versions de moi », disons plus justement), j’ai toute la liberté que je veux, alors qu’avec Sulak, je me suis attaché à respecter très scrupuleusement, du moins autant que possible à trente ans d’intervalle, la vérité historique ; mais aussi parce que ce que les gens trouvent « drôle », en général, dans mes livres, est surtout basé sur de l’autodérision, un côté absurde des réflexions du personnage, sa timidité, ses erreurs, maladresses, craintes et coups de poisse – or bien sûr, je ne me suis pas amusé à faire de la dérision avec Bruno Sulak (il n’offre pas de prises pour ça), et sa courte vie est tout ce qu’on veut sauf une succession de maladresses et d’erreurs comiques. Mais je ne voulais pas pour autant écrire une biographie. Pour en faire un « objet littéraire », je n’ai donc pu compter que sur la construction (il y a pas mal de digressions, sur ce qui arrive en parallèle à d’autres personnages de l’histoire, ou sur des évènements qui se sont déroulés à la même époque) et sur la manière d’écrire, de raconter – donc un peu le style, oui.
“J’aime Pimprenelle, je ne suis sur terre que pour elle, ce que je souhaite avec le plus de sincérité dans la vie c’est qu’elle n’ait pas mal, ou du moins pas trop longtemps, j’aime aussi Oscar par avance, bien sûr, je donnerai n’importe quoi pour qu’il apparaisse vite et sans problème, mais je ne me vois vraiment pas me mettre à hurler “Pousse, mon amour, pousse, POUSSE ! TU ES FORMIDABLE !” alors que je suis à moitié caché dans mon coin et que personne ne fait attention à moi. Ils se retourneraient brusquement vers moi tous les trois, vaguement agacés. Et ça, je ne pourrais pas l’assumer, je connais mes limites. A un moment, histoire de ne pas passer pour un abruti qui se fout de la naissance de son fils, j’ai dit d’une voix étranglée : “Allez, pousse.” Mais je me suis trouvé tellement ridicule et pitoyable, à marmonner tout seul en hochant un peu la tête (comme un spectateur du Tour de France extrêmement réservé), que je n’ai pas recommencé – je crois que personne ne m’a entendu. Avant d’abdiquer, je suis même allé jusqu’à essayer un sourire complice et incrédule (qui s’est dessiné dans mon masque de déconfiture). Et puis là c’était bon, j’ai obéi au type et je suis sorti. Son forceps au poing, il fixait la pauvre chatte de Pimprenelle d’un œil fou. Cela s’annonçait vraiment insupportable. Tandis que je me dirigeais vers la porte, comme dans un cauchemar (l’élève chassé de la classe (mais en pire)), les jambes gazeuses, la tête vide, Pimprenelle et madame Bouteille ne se quittaient pas des yeux. Je n’existais plus. J’ai posé la main sur la poignée (j’avais la main légère), avec le sentiment qu’il y avait un précipice derrière la porte et que je ne reverrais jamais plus personne.” (Philippe Jaenada, Le cosmonaute)
Que pense votre femme de vos textes ?
Elle les aime tous, sauf le premier, Le Chameau sauvage – le seul dans lequel elle ne figure pas (puisqu’on s’est rencontrés juste après), comme par hasard… J’avais une petite appréhension en lui tendant le manuscrit du Cosmonaute, qui est tout de même un long réquisitoire contre elle, dans lequel j’explique qu’elle me gâche la vie, que je n’en peux plus, que je la déteste, que j’ai parfois envie de la tuer, mais ça lui a beaucoup plu. Quand on lui demande comment elle supporte que je balance tout ça dans mes livres, elle répond : « Pas de souci, puisque c’est vrai. »
Vous avez fait toute sorte de boulots « à la con ». Aujourd’hui, vous êtes écrivain. Quand vous étiez petit, vouliez-vous faire un métier en particulier ?
Je voulais être pilote d’avion. J’ai un truc bizarre avec les avions. Il y a dix ans, nous avons acheté un appartement dans le Xe : l’une des choses qui me plaisaient beaucoup, c’était qu’il n’y avait pas de vis à vis et que donc, on voit sans arrêt passer des avions qui décollent ou atterrissent à Roissy. Je reste des heures le nez collé à la fenêtre à les regarder (ça me fascine). J’en ai parlé l’autre jour à ma mère, je ne sais plus pourquoi, et elle a eu l’air très émue. Elle m’a appris (je ne m’en souvenais pas, évidemment) que dès que j’ai su me mettre debout, je collais mon nez à la fenêtre de notre appartement de Morsang-sur-Orge et que je regardais, béat, les avions qui décollaient ou atterrissaient (à Orly). Mon premier mot, avant « maman » ou « papa » ou « Granola », a été « avion ». Bref, dès que j’ai su penser, je me suis dit que je serais pilote d’avion. Et puis à 17 ans, j’ai compris qu’il fallait faire de longues, sérieuses, fastidieuses études. C’était pile l’époque où j’ai compris aussi qu’il n’y avait rien de meilleur que de courir après les filles. Ce n’était pas très compatible, j’ai dû choisir.
Vous est-il arrivé de ressentir cette fameuse angoisse de la page blanche ? Vous êtes-vous déjà levé un matin en vous disant : « je crois que je ne saurais plus écrire ? »
Non. Bien sûr, j’ai eu des moments de doute(s), et pas qu’un peu, c’est même permanent, et il m’est arrivé de ne plus savoir, en plein milieu d’un roman, quoi écrire ensuite (mais dans ce cas-là, j’ai abandonné et suis passé à autre chose, un autre livre), mais la véritable page blanche, la terreur que plus rien ne vienne, jamais. Sans doute parce que je m’impose (je suis obligé) une discipline quasi-scolaire, des heures de travail fixes, ce qui crée comme un réflexe de Pavlov, un automatisme : quand je m’assieds devant mon ordinateur, je sais qu’il faut que j’écrive, donc j’écris. C’est un peu comme le sommeil. Tous les soirs, toutes les seize ou dix-huit heures, on sait qu’il faut dormir, donc on dort. Alors que selon les études qui ont été réalisées en milieu coupé du temps et de la lumière (je parle dans La Femme et l’ours d’une certaine Véronique Le Guen, qui a fait ce genre d’expérience), ce n’est pas notre véritable rythme – on serait plutôt du genre à dormir quinze heures toutes les quarante-huit heures. Mais comme on s’est réglés là-dessus, le cycle jour/nuit, ça marche, on s’endort. (Or il est au moins aussi difficile de trouver le sommeil que l’« inspiration ».)
Est-ce contagieux d’avoir un écrivain dans la famille ? Votre femme, votre fils, d’autres membres de votre famille s’essayent-ils à l’écriture ?
Ma femme a écrit un livre, un récit de sa jeunesse, magnifique, qui s’appelle Rude, mais qui n’est malheureusement plus disponible. Elle n’a plus envie d’écrire, maintenant, c’était une expérience trop longue et pénible, elle se dit qu’elle n’est pas « faite pour ça ». Notre fils affirme de temps en temps qu’il sera « écrivain » quand il sera grand. J’essaie de lui expliquer que c’est loin d’être un plaisir, mais bien sûr, il fera ce qu’il voudra, ce qu’il pourra, il suivra ses envies – j’espère pour lui (qu’il suivra ses envies, pas spécialement qu’il écrira des livres).
Avec votre premier roman, Le chameau sauvage — que votre femme n’aime pas mais que certains a‑do-rent donc — vous avez fait fort puisque vous avez obtenu Le grand prix de Flore 1997. Vous relatez d’ailleurs la remise du prix sur votre blog.
Etes-vous quelqu’un d’ancré dans le présent ou vous arrive t‑il de faire des retours arrière pour revisiter votre parcours ?
Les deux, chef. Dans ma vie de tous les jours, comme on dit, je suis tout à fait dans le présent, j’avance quasiment minute par minute, sans jamais penser à l’avenir (qui n’existe pas, donc inutile d’y penser) ni trop me retourner vers le passé (de temps en temps quand même : j’aime bien jeter un coup d’œil vers des souvenirs, quels qu’ils soient, bons ou mauvais, mais sans jamais la moindre nostalgie ou mélancolie, juste comme on contemple une belle collection qu’on a amassée au cours des années, avec plaisir – ce sont comme des petits trésors internes, les souvenirs). En revanche, dans ma vie d’auteur, je me retourne évidemment toujours vers le passé (je dis « évidemment » car, n’ayant pas d’imagination (je l’ai déjà dit, non ?), je ne peux construire des romans que sur des bases « réelles », des trucs qui me sont arrivés ou sont arrivés à d’autres), que ce soit un passé lointain (des souvenirs de jeunesse, par exemple, voire des souvenirs plus lointains encore qui ne sont pas les miens – c’était le cas pour Sulak), ou un passé très proche, si je raconte quelque chose qui m’est arrivé trois jours plus tôt. (Ce qui est pratique dans les romans, c’est qu’on peut faire se succéder dans une même journée de fiction deux évènements qui se sont en réalité déroulés à vingt ans d’intervalle. Dans La femme et l’ours, je me fais plus ou moins kidnapper par une pompeuse vorace (1985, dans la vraie vie) et le lendemain j’apprends que mon père est mort (2010, dans la vraie vie).) Bref, pour résumer (ça peut servir) : je passe une moitié de mes journées dans l’instantané, l’autre dans le déjà parcouru.
Voudriez-vous bien m’offrir pour cette page la photo de votre femme aux toilettes du Radio City Music-Hall, à New York ? Cette photo illustre vos livres, je trouve.
Je ne sais pas bien ce qu’illustre cette photo, mais je vous crois sur parole – et donc vous l’offre avec grand plaisir.
“Pendant qu’elle enlève ses chaussures et son pantalon de marin (elle n’a pas de culotte), j’essaie de regarder autour de moi d’un œil froid et méthodique. Je respire profondément par le nez pour ne pas me laisser emporter dans ce tourbillon de foutoir. Plus de deux cents tenues différentes doivent être entassées dans la pièce principale. Une trentaine de robes font ployer un portant (des robes de toutes les époques, des robes de bal, de petite fille, d’ouvrière, de chanteuse yéyé, de princesse, de danseuse, de paysanne, de pute, de vedette de music-hall, de secrétaire de direction), cinq vieilles et grosses valises de cuir râpé débordent d’autres robes, de jupes, de pantalons, de chemisiers, de tee-shirts, de pulls, plusieurs grands sacs de chez Tatie ou Yves Saint Laurent déversent des dizaines et des dizaines d’autres affaires sur le sol, des fripes ou des vêtements de marque, de toutes les couleurs et de toutes les matières, l’un deux est rempli de culottes, de soutiens-gorge, de collants, de bas, de porte-jarretelles, de dentelle, de Lycra, de coton, de satin, de soie, de synthétique, d’éponge même, des culottes d’adolescente ou de grand-mère, des soutiens-gorge de sportive ou de femme de notaire, et des tas de choses froissées trainent partout ailleurs.” (Philippe Jaenada, Néfertiti dans un champ de canne à sucre)
Entre nous et pour conclure (;-)), votre femme a vraiment autant de fringues que ça ?
Je ne vous propose pas de passer à la maison (c’est notre caverne impénétrable), il va donc falloir, à votre tour, me croire sur parole : peu de boutiques dans le monde sont aussi riches en vêtements de toute sorte que notre appartement, nos placards, nos armoires, notre dressing (je dis « nos », notre », mais ma garde-robe personnelle (trois pantalons et douze polos noirs tous identiques), occupe environ 0,001% de la place totale). Nos 70 m² débordent littéralement de robes (toutes celles que je décrivais ci-dessus, en 1999, sont toujours là (les robes de princesse, de mariée, de bal, de paysanne, d’infirmière, d’acrobate, de petite fille, d’institutrice et de pute, les robes en dentelle, soie, coton, velours, nylon, satin, laine, soie, tergal, les robes à froufrous, à paillettes ou multicolores), et des dizaines et des dizaines d’autres, qu’elle a achetées ou qu’on lui a données (quand on la voit habillée comme ça tous les jours, on lui refile tout ce qu’on n’ose pas porter), sont venues s’y ajouter depuis), de tous les genres de chaussures existants et d’un nombre épouvantable de chapeaux divers. Je le jure sur la tête de toute la Compagnie Créole. Ma femme, Anne-Catherine, pourrait organiser un grand bal masqué au Stade de France en habillant tout le monde.
Rire !